Autogestion démocratique pour tous... et toutes

30 novembre 2025 | Carole Yerochewski

Depuis le 19e siècle en Europe, la coopérative et l'autogestion sont devenues le support d'une réflexion utopique de transformation démocratique du travail et de la société.

Ce mouvement a fait naître et renaître des projets et des pratiques, car, sous la poussée de différents mouvements sociaux, ce que peut être une société démocratique évolue : l'autogestion et le concept de société autogérée doivent désormais prendre en compte des enjeux politiques comme la redéfinition des rapports humains avec l'environnement et l'émancipation des rapports sociaux de sexe et race. En fait, ces enjeux sont profondément interdépendants, ce qui exclut d'emblée de n'avoir qu'une réflexion macroéconomique ou sociale, portant sur des systèmes de planification autogérés, sans l'articuler à sa mise en œuvre micro et mezzo. Partir de pratiques transformatrices concrètes menées par des communautés locales ou des villes peut être plus fructueux que de commencer par élaborer une vision globale en apparence séduisante, car visant explicitement les institutions et le pouvoir capitaliste, mais laissant dans un angle mort la façon dont se reproduisent les rapports sociaux de domination et d'exploitation [1].

Rapports de production capitalistes

Il est possible de tirer des enseignements des expériences récentes d'économie solidaire ou populaire, en particulier de celles qui se déroulent dans les pays du Sud, notamment au Brésil dans les années 1990 et 2000 et début 2010, où ce sont des populations pauvres et des communautés traditionnelles ou autochtones qui sont aussi impliquées. Leur participation directe fait tout d'abord ressortir que l'autogestion à l'échelle d'une coopérative ne règle pas l'enjeu de l'hétéronomie du travail.

Croire qu'un projet militant d'autogestion suffit à transformer le rapport au travail quand la coopérative continue d'être prise dans des logiques productivistes qui conduisent à, ou reproduisent la hiérarchisation des tâches, c'est faire l'impasse sur la reproduction des rapports sociaux de domination et d'exploitation. La tenue régulière d'assemblées générales, accompagnées de techniques participatives en petits groupes, préparatoires ou parallèles, ne peut favoriser la démocratie directe indépendamment de la possibilité donnée à chacun et chacune de se projeter individuellement et collectivement, et donc de participer à la définition de l'objectif. À l'échelle d'une entreprise, la gouvernance autogestionnaire est prise en tenaille entre la volonté de démocratiser et la nécessité de s'adapter aux contraintes de la productivité capitaliste. L'autogestion réduite à l'idée d'une propriété collective – ou d'une socialisation des moyens de production – ne suffit pas à produire un lieu où chacun et chacune se reconnaît dans l'objectif poursuivi et ose prendre la parole.

S'autogérer pour produire quoi ?

Dans son ouvrage sur le travail démocratique, Alexis Cukier souligne à escient l'importance de relier la démocratisation du travail à une réflexion sur la finalité du travail et une démocratisation des choix de production. La dissociation traditionnelle entre travail et citoyenneté, que ne comble pas la citoyenneté industrielle, qui laisse les choix économiques aux mains des capitalistes, est l'une des principales sources d'un rapport hétéronome au travail.

S'il suffisait pour démocratiser le travail de réduire le temps qui lui est consacré ou d'améliorer les revenus, ce que sont parvenues à faire des coopératives brésiliennes, le livre de Julia Posca au titre explicite (Travailler moins ne suffit pas) n'aurait pas connu cet engouement. Le contrôle démocratique, autogéré, de l'activité de travail, ne peut se développer qu'en interdépendance avec le contrôle des choix de production, c'est-à-dire de l'économie, par le moyen d'institutions dont il faut débattre parallèlement.

On ne peut oublier que nous vivons dans un monde qui tient quasiment pour acquise la séparation entre la sphère dite de production de celle dite de reproduction sociale. Or, cette séparation est totalement arbitraire, comme on le sait, puisqu'il suffit que des activités de la sphère de reproduction sociale soient vendues et comptabilisées dans le PIB, comme la confection de vêtements, pour basculer dans celle de la production [2].

En outre, cette séparation entre des activités qui seraient du travail et d'autres qui n'en seraient pas, qui se classeraient dans des occupations militantes, citoyennes, bénévoles, comme si l'on n'utilisait pas la même « force de travail » pour débattre, faire des affiches, etc., est en elle-même discutable : elle induit une hiérarchisation entre les différents travaux, selon qu'ils contribuent ou pas, dans une logique capitaliste, à augmenter la valeur d'échange. C'est ainsi que l'on voit depuis une quarantaine d'années se multiplier les fonctions de marketing, d'analyste financier, de contrôle de gestion. Or, leur valeur d'usage, si elle n'est pas nulle dans une logique d'accumulation, a du mal à rivaliser avec celle accordée à un logement salubre ou à une nourriture biologique. Mais les activités qui ont une valeur d'usage irremplaçable, ou « essentielle », comme celles de prendre soin, d'un·e enfant, d'un·e aîné·e, de sa communauté de proximité (géographique, éthique, etc.) sont dévalorisées, atténuant ainsi et même masquant le processus d'appropriation du travail au fondement des divisions sociales ainsi que sexuées et racisées du travail.

Travail et citoyenneté

En adoptant ainsi une perspective féministe matérialiste, on fait ressortir la centralité du travail – de tous les types d'activités et pas seulement du travail marchand – comme activité humaine de production du monde. Comme le souligne Alexis Cukier, le travail n'a pas qu'une fonction économique, mais aussi une fonction politique, celle de produire et reproduire les rapports sociaux de domination et d'exploitation, mais aussi potentiellement de les transformer. L'autogestion participe d'une démarche politique qui doit donc se préoccuper non seulement de produire, mais aussi de « savoir quoi produire, pour qui et comment » c'est-à-dire selon quelles divisions du travail, comme le résumait un syndicaliste brésilien de la CUT [3], frappé par la radicalité d'expériences emmenées par des femmes et des communautés autochtones.

La remise en cause des divisions hiérarchisées, sexuées et racisées du travail conduit à redonner de la valeur à des activités essentielles pour le « vivre ensemble ». C'est aussi à cette condition que l'autogestion du travail et des choix de production peut réconcilier travail et citoyenneté : en donnant une voix collective, en représentant celles et ceux, femmes, personnes pauvres, immigrantes et migrantes, racisées, qui sont susceptibles, en raison de leur position dans les rapports sociaux, de faire émerger de nouvelles cosmogonies où le « prendre soin », de soi, des autres, du vivant, de la planète, sera au fondement du « vivre ensemble ».


[1] Pour un aperçu de ces débats et enjeux, voir Audrey Laurin-Lamothe, Frédéric Legault, Simon Tremblay-Pepin, Construire l'économie postcapitaliste, Lux, 2023.

[2] Voir notamment sur ce sujet Christine Delphy, L'ennemi principal : 1. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 2013 [1998].

[3] Central Única dos Trabalhadores (Centrale unique des travailleurs), principale confédération syndicale au Brésil, dont vient l'actuel président Lula.

Carole Yerochewski est sociologue.

 Site référencé:  À babord !

À babord ! 

Réchauffement climatique : peut-on encore prendre l'avion ?
30/11/2025
Forums citoyens sur l'éducation : il faut travailler à changer le rapport de force
30/11/2025
L'innovation au service des locaux communautaires
30/11/2025
Pour l'autogestion au travail !
30/11/2025
Milieu communautaire : pas besoin de patron !
30/11/2025
Propositions pour une autogestion viable
30/11/2025