Plan fédéral de décarbonation de l'économie : un échec annonce


Le plus récent plan de transition du gouvernement fédéral présenté lors du budget de mars 2023 illustre clairement la crise du modèle de développement dominant. La bêtise des mesures annoncées est le reflet d'une classe politique indifférente et incapable de sortir du néolibéralisme et du capitalisme fossile qui sont pourtant à l'origine de l'effondrement écologique de nos sociétés.
Dans les 20 dernières années, chaque nouvelle unité d'énergie renouvelable produite au Canada a été accompagnée par treize unités additionnelles d'énergies fossiles. Les 20 prochaines années s'annoncent comme une vaste répétition de cette catastrophe, la Régie de l'énergie du Canada estimant que la production de gaz naturel et de pétrole augmentera toutes deux de 20 % d'ici 2040. En dépit de ces faits, tant les décideurs publics que privés se réclament d'une transition énergétique, dont on annonce ad nauseam la mise en œuvre, même à l'occasion d'une approbation d'un énième projet d'infrastructure fossile qu'on présentera sans sourciller comme vert et durable.
Le néolibéralisme contre la transition
Le plan de transition énergétique annoncé par Ottawa est accompagné d'une enveloppe de 80 milliards $ sur 10 ans. Ce fonds sera essentiellement transformé en subventions publiques versées à des entreprises privées pour les inciter à investir dans des projets de transition énergétique. Outre la notion large de transition énergétique mise de l'avant dans ce plan – des projets d'exploitation de gaz naturel et d'énergie nucléaire pourront bénéficier de subventions –, cette approche trahit un État dépendant de capitaux privés pour mettre en œuvre les grands chantiers à accomplir.
Dans les années 1970, le taux d'imposition fédéral statutaire des entreprises avoisinait 40 %, alors qu'il n'est plus que de 15 % aujourd'hui. Que s'est-il passé ? L'évitement fiscal par les multinationales est devenu une pratique endémique, ce à quoi les gouvernements ont répondu en abaissant le taux d'imposition des entreprises pour « compétitionner » avec les paradis fiscaux. Une course fiscale vers le bas s'est jouée à travers la planète, avec pour conséquence que la moyenne mondiale des taux d'imposition des entreprises est passée de 49 % à 24 % entre 1985 et 2018.
Après des décennies de pertes fiscales additionnées à travers le monde, un budget fédéral canadien typique des budgets des pays de l'OCDE peut candidement affirmer en 2023 : « Des milliers de milliards de dollars en capital privé attendent d'être dépensés en vue de bâtir l'économie propre mondiale ». Le retournement discursif ne surprend pas, mais est tout de même saisissant. Plutôt qu'une catastrophe issue d'une déréglementation fiscale historique, on présente ces sommes comme une opportunité d'affaires pour une société dont l'économie sale sera magiquement lavée par des capitaux privés. Évidemment, sous cette rhétorique, l'option d'enfin imposer comme il se doit ces « milliers de milliards de dollars » est évacuée de facto.
Face à de graves crises que traversent les sociétés actuelles (comme le péril écologique), les pertes fiscales cumulées se révèlent particulièrement préjudiciables, l'État ne disposant plus que de deux options pour surmonter la crise : s'endetter massivement auprès d'institutions financières qu'ils n'imposent presque plus et affronter les discours de la droite économique condamnant les déficits publics, ou prévoir un bouquet de subventions stimulant l'investissement de capitaux privés pour compenser l'insuffisance des capitaux publics. Le plus récent plan de transition du gouvernement fédéral favorise principalement la seconde approche, dont le désavantage majeur est celui de devoir apparaître rentable aux yeux du privé, alors que l'exigence de profits est précisément ce qui a contribué à l'abîme écologique dans lequel nous nous trouvons.
Toute analyse sérieuse à propos de l'économie politique de la transition écologique parvient à la conclusion que la transition à accomplir ne sera pas rentable d'un point de vue financier. Au contraire, elle impliquera la dévalorisation massive de capitaux et d'infrastructures, appelés à devenir des actifs dits « irrécupérables » ou « échoués ». Une grande partie des infrastructures fossiles, par exemple, devront être fermées avant leur terme initialement prévu. Les théories économiques de la transition énergétique qualifient ces actifs d'« irrécupérables », puisque n'ayant plus aucune utilité dans un monde postfossile. On estime à cet égard que le Canada est le 5e pays du monde sujet aux plus importantes pertes de capitaux découlant de la transition énergétique, derrière le Royaume-Uni, la Chine, la Russie et les États-Unis. Or, c'est précisément à cette dévalorisation annoncée à laquelle les grandes entreprises détentrices d'actifs fossiles résistent.
Malheureusement, leur lobbyisme et leur intrusion dans la sphère politique portent fruit. En témoigne le plan de transition fédéral, dont le quart des 80 milliards de dollars est destiné à financer des projets de capture et stockage de carbone installés sur les lieux d'extraction et de raffinage des énergies fossiles. Alors que les mérites de ces technologies sont largement surestimés (en 2022, elles sont parvenues à dévier de l'atmosphère plus ou moins 0,1 % des GES mondiaux), elles auront pour effet de prolonger la durée de vie des infrastructures fossiles canadiennes et repousser leur dévalorisation inéluctable.
La planification démocratique et écologique de l'économie
L'histoire du capitalisme est une histoire de dépossession, et la mouture actuelle de la transition écologique à la sauce néolibérale se présente comme un nouveau chapitre de cette histoire. Par exemple, la ruée du secteur privé subventionné vers les minéraux critiques et stratégiques, qui vise à électrifier un système de production et de consommation infernal, signifie plus d'appropriations de terres habitées par les populations rurales et autochtones du monde, plus de destruction d'écosystèmes et d'habitats, et ce, pour un résultat pas plus durable étant donné la rareté des ressources minières du monde et le caractère hautement destructeur et polluant de leur extraction.
À l'encontre de cette trajectoire mise de l'avant par les élites extractivistes et financières, soutenues par les pouvoirs publics, les mouvements social et écologiste débattent tous des moyens et des institutions en mesure d'accomplir une autolimitation des sociétés. Différents modèles, comme la décroissance, l'écosocialisme, l'écoanarchisme, le communalisme, la biorégion, etc., sont mis de l'avant pour tenter d'articuler les enjeux de justice sociale aux impératifs de viabilité écologique. Ces contre-modèles au capitalisme et à l'impérialisme portent tous à divers degrés une forme ou une autre de planification de l'économie, où les leviers économiques à l'origine des grands secteurs de production et de consommation de nos sociétés deviendraient l'objet d'une délibération démocratique ayant pour visée première le bien commun viable plutôt que le profit privé.
À l'heure actuelle, la seule planification de l'économie qui prévaut en est une antidémocratique, où tous et toutes sont placé·es devant le fait accompli de systèmes de production et de consommation issus d'une lutte permanente que se livrent de grands oligopoles déréglementés pour plus de gains. En découlent des logiques banalisées d'obsolescence, le triomphe de l'usage unique, des marchandises toujours plus complexes, mais néanmoins inutiles, une mondialisation superflue des chaînes de production, bref, un vaste gaspillage à l'origine de plusieurs des maux écologiques contemporains, sans parler de l'exploitation inique de travailleurs et travailleuses réduit·es à des ressources humaines interchangeables.
En somme, le plan fédéral de transition énergétique et de décarbonation, qui propose ni plus ni moins qu'une privatisation de la transition, s'inscrit en parfaite continuité avec la logique néolibérale dominante. On ne peut toutefois reprocher au budget de manquer de transparence idéologique lorsqu'on lit certains passages de ses 290 pages, dont celui-ci : « pour exploiter pleinement le potentiel du pays en minéraux critiques, le gouvernement fédéral doit veiller à mettre en place un cadre qui accélérera l'investissement privé ». En laissant les rênes de l'économie entre les mains des forces du marché et de ses grandes entreprises, les politiques publiques fédérales vont contribuer à un échec écologique prévisible, que le vernis vert tout à fait craqué du gouvernement Trudeau et de ses successeurs pourra de moins en moins camoufler.
Colin Pratte est chercheur à l'Institut de recherches et d'informations socio-économiques.
Photo : Jim Choate (CC BY-NC 2.0)