Syndiquer Amazon : la nouvelle frontière ?

4 octobre 2025 | Thomas Collombat

Le 1er avril 2022, la terre a tremblé chez Amazon. Pour la première fois de son histoire, le géant de la vente en ligne voyait un groupe de ses travailleureuses opter pour la syndicalisation à son entrepôt new-yorkais JFK8. Loin d'être un cas isolé, d'autres initiatives d'organisation collective ont émergé à travers le monde, notamment au Québec. Comment se passe cette campagne et à quelles difficultés fait-elle face ?

En mars 2022, la Confédération des syndicats nationaux (CSN), contactée par un groupe de travailleureuses de l'entrepôt YUL2, à Lachine, décide de partir à l'assaut de la forteresse Amazon. Au sommet de la liste de récriminations : les salaires, bien trop bas par rapport au reste de l'industrie, mais aussi trop, beaucoup trop d'accidents de travail. « Chez Amazon, tu ne te demandes pas si, mais quand tu vas te blesser », confie un conseiller CSN impliqué dans la campagne de syndicalisation.

En cause, tout d'abord, le rythme et les conditions de travail imposés par Amazon à ses salarié·es. « Les entrepôts, on connaît ça à la CSN », indique David Bergeron-Cyr, vice-président de la centrale et lui-même issu de ce secteur, « mais chez Amazon, c'est complètement différent des entrepôts alimentaires ou pharmaceutiques, par exemple ». La diversité des produits manipulés entraîne des difficultés particulières, mais c'est surtout la cadence imposée, souvent intenable, qui conduit à des accidents. Les quotas de paquets à traiter par jour sont extrêmement élevés et surveillés par des systèmes informatiques. À Amazon, on n'automatise pas nécessairement le travail comme tel, mais on automatise le contrôle.

Et quand les accidents arrivent, ils sont trop rarement déclarés à la Commission des normes, de l'équité et de la santé et sécurité du travail (CNESST). Face à un employeur clairement négligeant et souhaitant camoufler la réalité des conditions de travail qu'il impose, on trouve de nombreux travailleureuses fragilisé·es et souvent démuni·es. C'est ici qu'entre en jeu une autre caractéristique essentielle de la main-d'œuvre d'Amazon : dans leur vaste majorité, les salarié·es de la multinationale sont des personnes migrantes. Immigrant·es reçu·es, temporaires, réfugié·es ou même en attente d'une décision sur leur statut, elles forment le bassin de prédilection au sein duquel Amazon puise ses « ressources humaines ». Avec peu ou pas de connaissances du système légal québécois, elles hésitent à déclarer les accidents de travail ou à exprimer des plaintes, de peur que cela ait une incidence sur leur statut migratoire.

Obstacles à la syndicalisation

Le syndicalisme lui-même est une autre réalité avec laquelle elles doivent se familiariser. Un lien de confiance doit être bâti avec des personnes issues de pays où les pratiques syndicales divergent considérablement de celles du Québec. En effet, les corruptions et les connivences avec l'État et les employeurs sont monnaie courante dans plusieurs pays d'origine des travailleureuses d'Amazon. Même quand elles sont partantes pour participer à une initiative de syndicalisation, certaines personnes salariées composent avec une culture syndicale qui diverge parfois des pratiques nord-américaines, par exemple lorsqu'il s'agit de faire preuve de discrétion ou de garder la campagne confidentielle afin d'éviter les pressions indues de l'employeur. Et des pressions, on soupçonne fortement Amazon d'en faire, notamment par le biais d'affichages décourageant la syndicalisation dans ses milieux de travail.

Mais l'un des principaux obstacles à la syndicalisation, ce sont, à nouveau, les accidents de travail. Comme ils sont rarement déclarés à la CNESST, ils conduisent bien souvent les travailleureuses blessé·es à démissionner ou à se faire congédier, faute d'avoir atteint les quotas de production exigés. Alors que la CSN est bien consciente qu'il s'agit d'une campagne de longue haleine, qui nécessitera un investissement sur le long terme, le fort roulement de personnel rend les efforts de syndicalisation particulièrement ardus.

La centrale n'est toutefois pas seule dans cette bataille et elle peut compter sur un allié de longue date : le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI). Actif depuis le début des années 2000, le CTI est devenu un acteur majeur des luttes pour l'amélioration des conditions des travailleureuses migrant·es. Il connait particulièrement bien le milieu des entrepôts puisqu'Amazon n'est pas le seul joueur de ce secteur s'appuyant massivement sur une main-d'œuvre migrante. Si l'objectif du CTI n'est pas directement de conduire à la syndicalisation, il cherche à la fois à aider les salarié·es à faire valoir leurs droits (par exemple en les aidant à déclarer d'éventuels accidents du travail), mais aussi à leur redonner du pouvoir en leur faisant réaliser leur force collective. Les échanges sont nombreux avec la CSN, et les deux organisations communiquent souvent de façon conjointe afin de dénoncer les pratiques d'Amazon.

Travail essentiel, travailleureuses jetables

S'il est une personne dont le nom est attaché au CTI, c'est bien Mostafa Henaway. Québécois d'origine égyptienne, il est un militant de longue date de la cause des travailleureuses migrant·es. Et le terrain, il le connait : il a œuvré dans de nombreux entrepôts, dont ceux d'Amazon. En plus d'essayer d'y améliorer les conditions de travail, il documente soigneusement ses expériences et ses analyses. Une partie d'entre elles ont été récemment consignées dans l'ouvrage Essential Work, Disposable WorkersTravail essentiel, travailleureuses jetables ») [1]. Ce livre est riche de nombreux témoignages de travailleureuses migrant·es en première ligne des luttes pour la justice sociale, et propose également une fine contextualisation de ces industries et de leurs logiques d'accumulation.

Mostafa Henaway ne qualifie pas Amazon de géant du commerce électronique, mais plutôt de géant de la logistique. Ce n'est pas tant sa plateforme de vente en ligne qui distingue cette entreprise que sa capacité de livrer une quantité toujours croissante de produits, à une vitesse toujours plus élevée. Et les salarié·es, migrant·es surexploité·es et sacrifiables à merci, occupent un rôle central dans ce modèle d'affaires lucratif grâce auquel Jeff Bezos et ses acolytes dégagent leurs vastes marges de profits. Pour Mostafa Henaway, ce n'est donc pas tant la technologie qui a permis l'émergence d'entreprises comme Amazon, mais plutôt le travail migrant. Sans le travail migrant et son lot d'insécurités, de peurs et d'obstacles à l'organisation collective, impossible de voir naitre ces géants de la logistique que nous connaissons aujourd'hui.

En effet, cette réalité est loin d'être l'apanage d'Amazon. Mostafa Henaway documente notamment ses expériences dans les entrepôts de Dollarama, entreprise québécoise devenue elle aussi en quelques années un acteur incontournable du secteur de la logistique, alimentant ses nombreux magasins par le biais d'entrepôts centralisés aux conditions de travail tout aussi déplorables. À l'instar d'autres entreprises du même type, Dollarama utilise aussi un autre outil afin de fragiliser ses travailleureuses : le recours aux agences de travail temporaire. Réalité relativement nouvelle au Québec, ces agences visent particulièrement les travailleureuses migrant·es et sont régulièrement accusées de les tenir dans l'ignorance de leurs droits tout en déresponsabilisant les entreprises au sein desquelles ils et elles travaillent. Si Amazon ne les utilise pas au Québec (ses structures internes lui permettant déjà de flexibiliser considérablement le travail), elle est connue pour y avoir recours dans d'autres pays. On voit ainsi émerger une nouvelle figure, celle du « temporaire permanent » (« perma-temp »), qui voit se succéder les contrats à durée déterminée, tout en restant parfois dans la même entreprise, mais sans aucun horizon de sécurisation professionnelle ou d'avancement, restant constamment à la merci des agences et de leurs clients. Un·e travailleureuse « jetable », en somme.

Au-delà de ces constats assez sombres, Mostafa Henaway voit toutefois des raisons d'espérer. Et elles viennent justement du caractère essentiel de ces travailleureuses dans le modèle d'affaire d'Amazon et de ses semblables. C'est en prenant conscience de leur position centrale dans cette machine à profits que les travailleureuses peuvent saisir le potentiel de leur action collective. Et c'est donc par un patient travail d'éducation et d'organisation que des pistes de solution peuvent émerger. Une réflexion qui n'est pas sans rappeler celle du regretté Aziz Choudry, professeur à l'université McGill et allié de longue date du CTI, ou encore les travaux de la chercheuse Katy Fox-Hodess sur les débardeurs, qui montrent comment les travailleureuses ont su exploiter le plein potentiel de leur « pouvoir structurel » dû à la position centrale de leur travail dans le capitalisme globalisé [2].

Amazon est là pour rester, mais la lutte pour la reconnaissance et la dignité des travailleureuses du secteur grandissant de la logistique ne fait que commencer.


[1] Mostafa Henaway, Essential Work, Disposable Workers. Migration, Capitalism, Class, Halifax et Winnipeg, Fernwood, 2023.

[2] Voir notamment Katy Fox-Hodess et Camilo Santibáñez Rebolledo, « The Social Foundations of Structural Power : Strategic Position, Worker Unity and External Alliances in the Making of the Chilean Dockworker Movement », Global Labour Journal, vol. 11, no 3, 2020, pp. 222-238.

Photo : Joe Piette (CC BY-NC 2.0)

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