Caribous et vieilles forêts, même combat !

7 juillet 2025 | Jean-Pierre Rogel

Pour protéger le caribou des bois, il faut conserver des massifs de vieilles forêts. C'est bénéfique pour le climat et la biodiversité… et c'est un pas vers un aménagement durable.

Fantômes gris des forêts, les caribous forestiers sont tellement discrets qu'il est rare d'en croiser en nature. Il faut s'enfoncer assez au nord dans la forêt boréale pour avoir la chance d'en apercevoir. Pourtant, lors de son premier voyage le long de la Côte-Nord en 1603, Samuel de Champlain avait vu plusieurs de ces bêtes, de la taille, précise-t-il, d'« ânes sauvages ». L'explorateur ne mentionne pas qu'ils ressemblent aux rennes du nord de l'Europe, mais quelques années plus tard, il les identifie comme des caribous, d'un mot qui, dans la langue mi'kmaq, signifie « celui qui creuse avec ses sabots ».

La chasse puis l'exploitation forestière ont décimé ce cervidé. Dès 1850, il se faisait déjà rare au sud du fleuve Saint-Laurent. Dans le Nord, de grandes populations subsistaient, mais dans le sud de la province, les hardes, petites et isolées, diminuaient à vue d'œil. Aujourd'hui, on en sait beaucoup plus sur le caribou, devenu entretemps une véritable icône de la faune québécoise, mais sa situation a continué à se détériorer.

L'espèce se présente sous trois catégories ou écotypes : le caribou de la toundra, migrateur ; le caribou forestier, plutôt sédentaire et vivant en forêt boréale ; et le caribou montagnard, qui n'est présent sur le territoire du Québec que sur les hauts plateaux de la Gaspésie et dans les monts Torngat. Ces deux derniers écotypes sont les plus menacés. Au fédéral, le caribou est classé depuis 2003 comme espèce menacée en regard de la Loi sur les espèces en péril, un cran au-dessus d'espèce en voie de disparition. Au niveau provincial, il est inscrit comme espèce vulnérable, un statut équivalent. La petite harde de caribous montagnards de la Gaspésie est considérée comme étant en voie de disparition, puisqu'elle ne compte qu'une quarantaine d'individus.

Les responsabilités étatiques

Les lois fédérales et provinciales sur les espèces menacées créent des obligations aux gouvernements d'intervenir pour protéger ces espèces. Elles prévoient aussi que des plans de maintien et de rétablissement soient mis en œuvre. De tels plans concernant le caribou se sont donc succédé au fil des années, mais leur mise en œuvre reste un échec. La cause principale tient à l'opposition de l'industrie forestière et à l'inaction des ministères concernés.

Il faut savoir que le caribou forestier a besoin de grandes superficies de forêts mûres ou âgées pour s'alimenter, soit des forêts de plus de 70 ans en moyenne. Mais la récolte de bois et la multiplication des chemins forestiers fragmentent et dégradent l'habitat essentiel de cette espèce. Aussi, lorsque le couvert végétal se renouvelle après une coupe, cela crée des conditions favorables à son concurrent, l'orignal. De plus, en suivant les chemins forestiers, le loup gris envahit le territoire et exerce son travail de prédateur. Enfin, la coupe de bois conduit aussi à l'augmentation de la présence d'arbustes producteurs de petits fruits, ce qui attire l'ours noir, qui s'attaque aux faons.

Toutes ces données sont connues et font consensus. En revanche, on ne s'entend pas sur ce qu'on appelle le taux de perturbation maximal qui peut être toléré avant que le caribou finisse par périr. Ce taux est un indice qui caractérise la menace à l'habitat de l'espèce. Certains biologistes ont établi que pour être viables, les populations de caribous forestiers ont besoin d'un habitat dont le taux de perturbation ne dépasse pas 35 %. Or, pour la plupart des populations du Québec, ce taux est largement dépassé, atteignant même 75 % dans le cas de la harde de Val-d'Or.

Pour bien des experts·es universitaires, c'est une erreur de se baser sur ce critère. Récemment, le Centre d'étude sur la forêt, le Centre d'études nordiques et le Centre de la science de la biodiversité du Québec ont répété avec force leur opposition à cette approche [1].

Les qualités écologiques des vieilles forêts

Par ailleurs, comme le caribou forestier se déplace beaucoup et a besoin d'un vaste territoire pour s'approvisionner, son habitat englobe celui de 90 % des espèces d'oiseaux et de mammifères de la forêt boréale. En le protégeant, on favorise le maintien de toutes ces espèces. La conclusion est claire : pour protéger le caribou et toutes ces espèces, il faut conserver une grande proportion de vieilles forêts [2].

Mais qu'est-ce qu'une « vieille forêt » ? Les spécialistes vous diront que c'est une forêt où une grande proportion des arbres meurent de vieillesse, ce qui varie selon le type et la latitude. Cependant, la plupart des juridictions nord-américaines fixent la limite inférieure à 100 ans d'âge moyen.

Si cette forêt abrite une certaine quantité de vieux arbres de moindre qualité pour l'industrie, elle possède toutes les qualités écologiques pour maintenir une forte biodiversité. Les arbres vieillissants et morts poursuivent leur vie très longtemps et abritent une faune et une flore très importantes. Dans un seul tronc d'érable en décomposition peuvent vivre une trentaine d'espèces d'insectes. Beaucoup de petits mammifères et d'oiseaux en profitent ; les mousses s'installent, le sol s'enrichit lors de la lente décomposition et cela permet le recyclage des éléments nutritifs.

Tout ceci est vrai a fortiori d'une forêt primaire, qui par définition n'a jamais été exploitée par les humains. On a par ailleurs établi que les forêts primaires stockent jusqu'à un tiers de carbone de plus que les forêts aménagées.

En résumé, sur le plan écologique, les vieilles forêts, et en particulier celles qui sont primaires, sont des réservoirs de biodiversité, des puits de carbone et constituent une sorte d'assurance pour l'avenir de la vie sur Terre. Elles sont aussi plus résilientes face aux perturbations naturelles comme les feux et les épidémies d'insectes, des événements qui risquent de se multiplier avec le réchauffement climatique. Malheureusement, la proportion de vieilles forêts décline rapidement au Québec, si bien qu'il est urgent d'intervenir pour préserver ce qu'il en reste.

Une autre manière d'exploiter la forêt

Or, chaque fois qu'on soulève la question du caribou, on tombe dans un débat sur les impacts économiques de ces mesures, comme la réduction de la récolte de bois et la perte d'emplois. C'est une vision erronée et à courte vue, comme l'ont dénoncé des écologistes, des syndicalistes et des responsables de municipalités régionales de comtés devant la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards. Il faut considérer le contexte global. Certains massifs forestiers pourraient être fermés à l'exploitation (même selon l'industrie, ils ne sont pas rentables), tandis que d'autres pourraient supporter un aménagement plus intensif, par exemple avec des plantations, comme on le fait couramment en Finlande ou en Nouvelle-Zélande, deux pays qui ont fortement étendu leurs aires protégées.

La foresterie durable a besoin de vieilles forêts, tout comme la lutte contre les changements climatiques et l'érosion de la biodiversité. Et tout cela aide à la survie du caribou. Pour protéger son habitat, il faut créer quelques grandes aires protégées en forêt boréale, si possible vieilles, et si possible interconnectées. Cela passe par une baisse des récoltes de bois dans certains secteurs clés. Mais ces baisses seront légères et ne se traduiront pas nécessairement par d'importantes pertes d'emplois. Par ailleurs, la conservation peut également contribuer à créer des emplois et avoir des retombées économiques régionales importantes. Par exemple, le démantèlement des chemins forestiers est une activité susceptible de s'étaler sur une ou deux décennies. Le secteur touristique profitera aussi de ce virage vers une forêt polyvalente. Enfin, il faut consulter les peuples autochtones et leur confier un rôle de premier plan, alors qu'ils ont subi depuis trop longtemps le déclin provoqué de cet animal qui a pour eux une profonde signification économique, historique et culturelle.


[1] Analyse critique des scénarios de conciliation des activités socio-économiques et des impératifs de rétablissement (…), Mémoire présenté à la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, mai 2022, p. 43.

[2] Équipe de rétablissement du caribou forestier du Québec, Plan de rétablissement du caribou forestier (Rangifer tarandus caribou) au Québec 2013-2023, Québec, 2013, 110 pp.

Jean-Pierre Rogel est journaliste, naturaliste et auteur de l'essai Demain la nature : elle nous sauvera si nous la protégeons, publié en septembre 2023 aux Éditions La Presse.

Illustration (monoprint) : Elisabeth Doyon

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