
Si, dans le quotidien des personnes travailleuses, la routine métro-boulot-dodo se veut souvent monotone et répétitive, elle apparaît, au moins, sans risque. Malheureusement, plus de 200 personnes par année succombent à cette routine à cause d'un accident ou d'une maladie professionnelle.
La violence du travail est largement sous-estimée. On pourrait croire que les accidents de la route sont plus dangereux que le travail : leur couverture médiatique est supérieure, leur nombre plus largement diffusé et la dangerosité de la cohabitation des véhicules motorisés et des autres usagers de la route fait couler de plus en plus d'encre. Sans diminuer les importants enjeux de la sécurité routière, illustrons qu'en 2021, il y a eu 27 541 accidents de la route au Québec [1] comparativement à 105 692 lésions professionnelles reconnues [2], 3,83 fois plus. Ce chiffre n'est que la pointe de l'iceberg, car il ne prend pas en compte les lésions non reconnues, celles qui ne sont pas déclarées et les problèmes qui ne causent pas d'absences au travail.
On accepte que le travail soit dangereux. Les accidents sont banalisés et cela augmente la probabilité de mort au travail. Cette banalisation des accidents et l'acceptation sociale du danger du travail permettent au patronat d'investir très peu dans la prévention, et ce, même si la santé et la sécurité au Québec sont basées sur le principe de l'élimination du danger à la source. Il est même possible de constater que le laisser-aller face aux accidents et lésions au travail fait partie de nombreux modèles d'affaires et que la santé et la sécurité sont fréquemment vues comme une responsabilité individuelle reposant sur les personnes salariées plutôt qu'une responsabilité collective initiée par l'intervention à la source.
Le patronat n'en paie pas assez le prix
En 2021, Bernard Huot, le propriétaire de la Boucherie Huot, a été reconnu coupable de négligence criminelle. L'accusé faisait aussi face à des accusations d'homicide involontaire et de négligence causant la mort, et a reçu une peine de 18 mois de prison. [3] La défense de Huot a consisté à rejeter le blâme sur l'employé plutôt que d'en prendre la responsabilité.
« Bernard Huot était plus préoccupé par le rendement et la production que par la sécurité de ses employés », écrit Annie Trudel, juge à la Cour du Québec.
Ce constat de la juge Trudel ne devrait pas s'arrêter à Huot. Le cas Huot est l'un des dix seuls cas de criminalisation d'un accident de travail dans la jurisprudence canadienne. Pourtant, au cours de l'année 2021, 207 décès ont été reconnus comme ayant été causés par des maladies professionnelles ou des accidents de travail. À titre de comparaison, le Québec a connu 88 homicides. Si l'on considère que Bernard Huot est le seul patron ayant été jugé criminellement responsable d'un décès au travail cette année-là, on peut déduire que 206 employeurs n'ont eu pour conséquence qu'une hausse de leur cotisation à la CNESST.
Il n'est pas ici question d'insinuer que tout accident de travail est causé par une intention criminelle, mais plutôt de démontrer que les accidents et les décès sont banalisés comme étant inévitables et inhérents au travail, un sacrifice en partie accepté afin d'assurer la cadence, la productivité et la profitabilité.
On tue au nom de la productivité
Or, pour augmenter la productivité, la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses devraient être une priorité. En 2021, le Québec a perdu 22,5 fois plus de jours travaillés par personnes en raison d'accidents du travail et de maladies professionnelles (17 931 079) [4] qu'en raison d'arrêts de travail dus à une grève ou un lock-out (795 447 jours travaillés par personnes perdus) [5]. En partie au nom de la perte dommageable de jours travaillés, il arrive que l'État intervienne en cas de conflits de travail. Où en est cette volonté d'agir, lorsqu'il s'agit de santé et de sécurité ?
À cet égard, la dernière réforme de la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST) fut une occasion ratée (voir encadré). Depuis l'adoption de la réforme, le nombre de lésions professionnelles a augmenté de façon vertigineuse, passant de 105 692 en 2021 à 149 812 accidents du travail reconnus en 2022. [6]
Observation macabre : le décès d'une personne au travail n'entraîne pas de perte de jours travaillés par personne dans les statistiques. Contrairement à une personne blessée, puisque la personne décédée doit immédiatement être remplacée et n'a pas de période de réadaptation nécessaire, sa disparition n'est pas considérée comme une absence. En ce sens, elle est aussi considérée comme coûtant moins cher à l'État en raison de l'absence de coûts médicaux de rétablissement.
Même si le nombre d'accidents et de décès liés au travail ne sont plus ceux de la révolution industrielle, le travail reste dangereux. Les conséquences des accidents sont toujours importantes et bouleversent de nombreuses vies. Comment alors expliquer cette banalisation des accidents, lésions et décès au travail, notamment par rapport à d'autres types de morts violentes ? Est-ce en raison de leur nombre important ou de leur incapacité à surprendre ou à scandaliser ? N'en reste pas moins que nul·le ne devrait craindre pour sa vie à essayer de la gagner [7]. Les campagnes de sensibilisation n'arrivent absolument pas à faire percoler l'ampleur du problème auprès du public et des acteurs les plus concernés par la prévention du danger à la source : les employeurs.
[1] SAAQ, Bilan Routier 2021, Québec, 2022, 16pp.
[2] CNESST, Statistiques annuelles 2021, Québec, 2022, 180p.
[3] Yannick Bergeron, « Accident de travail dans une boucherie : le propriétaire reconnu coupable », Radio-Canada, 11 janvier 2021. En ligne : ici.radio-canada.ca/nouvelle/1762414/accident-travail-boucherie-huot-proprietaires-reconnus-coupables
[4] CNESST, op. cit. p. 39.
[5] Ministère du Travail, Liste des arrêts de travail 2021. En ligne : www.donneesquebec.ca/recherche/dataset/liste-des-arrets-de-travail-au-quebec/resource/7577f86f-cb82-4469-ab5b-eeaa8444a96c
[6] CNESST, « Jour commémoratif des personnes décédées ou blessées au travail », Communiqué de presse, 27 avril 2018. En ligne : www.cnesst.gouv.qc.ca/fr/salle-presse/communiques/jour-deuil-2023# : :text=Bilan%20statistique%202022&text=Toujours%20en%202022%2C%20161%20962,149%20812%20accidents%20du%20travail.
[7] Merci à Geneviève Baril-Gingras, professeure en Relations industrielles à l'Université Laval, pour l'idée des comparaisons.
Philippe Lapointe est conseiller à la FTQ-Construction.
Illustration : Marcel Saint-Pierre, Bande verticale, série Alliage. Pellicule d'acrylique sur toile, 305 x 90 cm.Collection Corporation Financière Power