De la diversité libérale à la réaction anti-antiraciste


Un pilier majeur du projet réactionnaire contemporain est la dénonciation du mouvement antiraciste. Les « anti-antiracistes » s'inquiètent pour leur place dans un ordre « naturel » de plus en plus contesté. Tout cela alors même que le néolibéralisme fait d'une main des promesses creuses de représentation pour les minorités et procède de l'autre au saccage généralisé des conditions de vie. Propos recueillis par Philippe de Grosbois et Claire Ross.
À bâbord ! : Comment la réaction anti-antiraciste au Québec et au Canada a-t-elle émergé ? Quels en sont les points tournants ?
P. N.-N. : À mon avis, l'un des moments de cristallisation et de légitimation de ces discours au Québec, c'est 2007, avec la crise des accommodements raisonnables. C'est à ce moment-là que la société québécoise prend un virage quant à la question des minorités, qu'on intègre ce qui s'est produit dans le discours post-11-septembre et qu'on l'adapte aux programmes nationalistes locaux. Et on peut remercier l'Action démocratique du Québec (ADQ) : en janvier 2007, Mario Dumont publie une « lettre aux Québécois [1] » où il dit que nous sommes de culture chrétienne, que c'est ce qu'il faut défendre et que ça suffit les accusations de racisme quand on veut décider comment ça se passe chez nous. C'est majeur, parce qu'aux élections du printemps, l'ADQ passe de quatre à 41 sièges, notamment grâce à ce discours-là. Et au même moment où, dans la politique partisane, on commence à aller sur ces terrains-là, on voit naître des groupes comme la Fédération des Québécois de souche. On normalise la crainte des minorités et on voit apparaître des groupes qui portent ces idées-là avec radicalité.
Ensuite, quelque chose a aussi changé en 2020. À ce moment-là, on voit une tension créée par la récupération néolibérale du discours antiraciste et la visibilité que ça crée. C'est-à-dire qu'après l'assassinat de George Floyd, c'est devenu difficile pour plusieurs entreprises et institutions publiques de faire comme si le racisme, mais aussi l'antiracisme, n'existait pas. Elles nous ont donc assommé·es de déclarations « antiperformatives » en se déclarant antiracistes, mais sans que des changements structurels suivent. C'est une forme de démarche contre-insurrectionnelle, de pacification, qui fait en sorte de mater les discours plus radicaux. Et cette récupération crée une tension, parce que d'une part, on n'a pas les changements souhaités, mais d'autre part, on rend les minorités – raciales, culturelles et sexuelles – plus visibles et on les expose à une critique accrue. Cette tension réveille quelque chose chez beaucoup de gens qui cherchent à expliquer leurs propres malheurs, et à qui certaines élites économiques et politiques martèlent que le véritable responsable est l'élément étranger, exogène, plutôt que de mettre en cause le mode de production qui produit des inégalités.
ÀB ! : Quels sont les principaux points contre lesquels s'insurge cette forme de réaction ?
P. N.-N. : Il y a d'abord une réaction très forte à la représentation, à cette idée par exemple qu'il faut plus de minorités dans les conseils d'administration des grandes entreprises. Ça me fait rire, parce que c'est très loin de mes objectifs : je pense que ça peut apaiser ponctuellement certaines personnes, mais les changements matériels ne passent pas vraiment par la représentation.
Ensuite, la réaction s'attaque aussi à la production de savoir, en délégitimant ce qui se produit dans les universités et dans les savoirs militants. Ces forces-là doivent s'en prendre à ce qu'on appelle la science. Quand tu veux renforcer les divisions dans la société, il faut décrédibiliser l'autre. Pas par le contenu, mais par le lieu de production des savoirs qui tendent à dénoncer ces inégalités-là. D'ailleurs, c'est drôle de devoir défendre la science au nom de l'antiracisme : on avait fait un bon boulot à critiquer l'apparence d'objectivité, et puis là, on est pris à dire qu'au fond, il y a quand même de bonnes affaires qui se font dans les universités et dans le discours dit scientifique.
Enfin, il y a un repli sur les fonctions répressives de l'État. On parle beaucoup des frontières et de la police. C'est comme si tout à coup, il fallait de toute urgence revenir vers les bases qui permettent de maintenir de manière étanche les divisions dans la société.
ÀB ! : Est-ce que cette réaction, qui réagit à un pseudoantiracisme libéral et qui cherche des solutions imaginaires à d'autres problèmes réels, reste du racisme pur et simple ?
P. N.-N. : La réponse simple, c'est que oui, c'est raciste, non seulement par les sentiments virulents qui sont exprimés, mais aussi par les structures que ça renforce dans une société fondamentalement basée sur les divisions raciales. Mais aussi, cette rage d'identifier un coupable est directement liée à la dégradation des conditions matérielles d'existence. Ça ne sort pas de nulle part, ce besoin d'expliquer sa propre souffrance. C'est presque mathématique : si les promesses de la modernité ne sont pas remplies – et pire encore, on s'en éloigne – eh bien, il ne peut pas y avoir plus grande frustration collective pour beaucoup de gens. Donc oui, c'est tout à fait raciste, mais c'est entretenu par un besoin de comprendre comment la liberté qu'on pensait avoir de posséder, de jouir des bienfaits de la modernité, ne se réalise pas.
ÀB ! : Comment expliquer que les mouvements anti-antiracistes et d'autres mouvements, comme celui contre les droits des minorités sexuelles, ont tant en commun ?
P. N.-N. : Toutes ces choses-là, les questions de race, d'ethnicité, de religion, de diversité sexuelle, ce sont toutes des choses qui menacent le mensonge de la modernité, c'est-à-dire les promesses de l'humanisme pour certains, de la liberté pour certains et de l'accumulation pour certains, dans une organisation capitaliste, coloniale et hétéropatriarcale du monde. Quand des groupes sociaux montrent sur quelles exclusions, sur quelles violences cette société repose, c'est tout le projet qui est remis en cause. Donc à toutes ces voix-là qui prennent de l'ampleur, la réaction doit répondre par le même schéma.
La stratégie déployée est centrale au fascisme et au protofascisme – je n'ai aucune crainte à utiliser ces mots-là, parce que c'est ça que c'est, au fond –, c'est l'appel à la nature, à maintenir une pureté, une essence – au sens racial du terme, bien sûr, mais c'est la même chose qui anime l'opposition aux existences qui défient la prétendue nature binaire du sexe et du genre. C'est fondamental dans toute rhétorique fasciste, la nature au sens d'ordre naturel, d'immuable à protéger, d'unicité qui ne devrait pas être contaminée par des polluants. Et c'est impensable d'être contre la nature, donc quand on s'inscrit dans cette rhétorique-là, tout est permis.
ÀB ! : Que signifie cette montée de la réaction pour le mouvement antiraciste ? Quelles sont les voies de lutte ?
P. N.-N. : Jusqu'à tout récemment, les propositions ouvertement racistes n'étaient plus vraiment acceptables et notre cible, c'étaient précisément les discours libéraux post-racistes qu'il fallait déplier pour montrer que les mesures d'équité-diversité-inclusion, par exemple, ça ne changeait pas la société comme on veut la changer. Le backlash multiplie les fronts : ce n'est pas seulement contre le libéralisme qu'il faut se battre, mais aussi contre des impulsions qui n'ont aucune crainte à assumer des appels à une homogénéité raciale.
C'est peut-être choquant, mais je pense qu'il y a une utilité immense au backlash. C'est tragique de dire ça, mais le travail que le backlash accomplit est beaucoup plus efficace que celui qu'on pourrait faire nous-mêmes en essayant de convaincre les gens de la violence du système. Quand on voit le backlash, on constate de manière on ne peut plus claire la violence qu'est prêt à déployer un système pour se maintenir intact lorsqu'on essaie d'ébranler certains des piliers qui reproduisent les inégalités. Ça met en évidence des ruptures qui sont claires et donc ça devient de plus en plus difficile pour les gens qui étaient moins convaincus de ne pas comprendre où ils se situent dans ces tensions-là. Donc oui, ça complexifie les choses, mais ça les simplifie aussi dans une certaine mesure, parce que ça permet de vraiment savoir à quoi on fait face. Je ne souhaite à personne d'être l'objet de la violence raciste ou hétéropatriarcale, mais stratégiquement, on a tout intérêt à construire sur ces effets du backlash.
[1] « Une constitution québécoise pour encadrer les accommodements raisonnables », Lettre adéquiste, 17 janvier 2007. En ligne : www.bibliotheque.assnat.qc.ca/DepotNumerique_v2/AffichageFichier.aspx ?idf=8334
Philippe Néméh-Nombré est militant, sociologue et chercheur en études noires.
Illustration : Alex Fatta.