La gauche transphobe, fer de lance de l'extrême droite

7 septembre 2025 | Judith Lefebvre

Un des aspects les plus fascinants de l'extrême droite est sans doute la conscience qu'ont ses membres que leur idéologie est inacceptable. Dans les premières phases d'un backlash, il n'est pas rare de voir des gens se réclamer du groupe auquel illes s'opposent, avant de finalement déployer un discours de plus en plus transparent quant à leurs réelles intentions. C'est une stratégie qui permet non seulement de normaliser leur propos, mais aussi de placer les mouvements progressistes dans une posture défensive.

L'exemple le plus patent est sans doute la LGB Alliance, une organisation antitrans fondée en octobre 2019 par un groupe de vétérans du mouvement gai britannique. La branche canadienne de l'organisation s'est opposée en novembre 2020 à l'inclusion de l'identité de genre dans la loi interdisant les thérapies de conversion.

On retrouve aussi les diverses organisations TERF (trans exclusionary radical feminist, ou féministes radicales exclusives des femmes trans), qui ont une origine beaucoup plus ancienne, mais qui ont pris un tournant réactionnaire marqué dans les dernières années. Celles-ci sont passées d'une simple posture excluant les femmes trans des milieux féministes à une offensive généralisée contre la présence des femmes trans dans l'espace public de façon générale. Toutefois, même si leur approche est beaucoup plus militante qu'autrefois, leur appareil idéologique est resté presque inchangé depuis une cinquantaine d'années [1].

Mouvements LGB et TERF forment donc deux tendances en apparence progressistes, une récente et l'autre plus ancienne, qui convergent présentement sous l'égide d'un mouvement réactionnaire réunissant aussi l'extrême droite, des conservateurs et des fondamentalistes religieux.

Je souhaite m'attarder ici à ces mouvements internationaux pour comprendre les conditions qui ont favorisé leur émergence et leur présence en Amérique du Nord, en particulier au Québec et au Canada, ainsi que les possibles stratégies pour leur résister.

Les femmes de droite

Contrairement à ce que les épithètes données sur les réseaux sociaux peuvent laisser croire, l'idéologie TERF ne se limite pas à un vague féminisme qui résiste à « l'idéologie de genre » ni à des femmes cisgenres qui harcèlent des personnes trans en ligne. Il s'agit d'une pensée politique structurée, articulée dans la tradition du féminisme radical aux États-Unis et du féminisme matérialiste en France. Elle puise ses sources dans la pensée de Catharine MacKinnon, Adrienne Rich, Christine Delphy et Andrea Dworkin, par exemple [2].

Cette mouvance s'incarne en particulier dans le groupe Women's International Declaration (WID) – anciennement connu comme la Women's Human Rights Campaign – qui a un chapitre au Québec et qui collabore régulièrement avec une autre organisation TERF locale, Pour le droit des femmes Québec (PDF Québec) [3]. Là où WID se présente comme féministe radical, PDF Québec se dit plutôt féministe universaliste, mais cela semble avoir somme toute peu d'impact sur leurs politiques, puisque les deux organisations coordonnent souvent leurs opérations de relations publiques et trouvent leur auditoire auprès de la droite, notamment grâce au soutien de Richard Martineau et Sophie Durocher.

Ces organisations, au moins sur les questions trans, sont moins intéressées à faire avancer les intérêts des femmes cisgenres qu'à préserver la cohérence de la catégorie « femme » comme mesure de l'égalité de genre. Elles s'inquiètent bien davantage des menaces imaginaires posées par les femmes trans, qu'elles utilisent pour renforcer l'idée d'une expérience universelle de la féminité (fondée consciemment ou non sur la blancheur et l'hétérosexualité), qu'elles ne s'attardent aux violences réelles vécues par les femmes de chair et d'os. C'est d'ailleurs pourquoi leur action est somme toute limitée, se manifestant surtout dans la participation à une guerre culturelle sur les médias sociaux et à une occasionnelle intervention parlementaire pour réitérer leur position antitrans.

Les similarités entre les deux organisations s'arrêtent toutefois là, entre autres parce que PDF Québec poursuit un agenda beaucoup plus large qui inclut de limiter la liberté de religion des femmes musulmanes, d'augmenter la répression du travail du sexe et d'interdire la gestation pour autrui, notamment.

La « nouvelle homophobie »

Présenter la LGB Alliance comme un mouvement est plutôt excessif, puisque son influence est en général assez limitée, en particulier au Canada. Il y a toutefois derrière l'acronyme de cette frange en apparence marginale un puissant potentiel de déstabilisation du mouvement 2SLGBTQIA+.

Son discours se fonde sur deux axes principaux. D'une part, la « nouvelle homophobie », une notion alambiquée qui demande un investissement considérable d'attention pour en saisir les contours [4], accuse le mouvement trans d'alimenter une forme réinventée d'homophobie. D'autre part, l'Alliance LGB s'appuie sur la peur du backlash lui-même : son insistance à se mobiliser contre les personnes trans se base en grande partie sur la perception que les principales organisations de défense de droits ont abandonné les luttes pour l'égalité des minorités sexuelles au profit de l'avancement de la fameuse « idéologie de genre ». C'est cette supposée scission déjà existante du mouvement qui viendrait justifier le choix de l'Alliance non seulement de faire bande à part, mais de carrément tenir tête au mouvement LGBT.

La vieille homophobie

S'il y a bel et bien un fort backlash en cours contre l'ensemble des minorités sexuelles, c'est en raison de la brèche que les attaques contre les personnes trans ont ouverte. À la suite de l'élan initial de la vague TERF au Royaume-Uni, les mouvances conservatrices ont pris de plus en plus de place dans le débat, au point de remettre en question jusqu'à la présence de la diversité sexuelle dans le corpus scolaire.

C'est particulièrement le cas aux États-Unis, où les féministes radicales transexclusives sont, en fin de compte, restées profondément marginales et n'ont pas réussi le tour de force des Britanniques, qui ont fait de leur tendance la portion majoritaire du mouvement féministe institutionnel. Du côté américain, le mouvement des femmes conservatrices est encore fort des années Reagan où il a vu le jour et la droite ne dépend donc pas de la légitimité des féministes institutionnelles pour fonder son discours transphobe sur la défense des droits des femmes. À cela s'ajoute l'influence du mouvement autonome des femmes noires, qui se méfie beaucoup plus de celles qui se définissent comme des « féministes à la Susan B. Anthony », en référence à cette suffragette américaine qui s'était opposée au droit de vote des Noirs.

Il en résulte donc une attaque coordonnée sur les droits trans et les droits LGB de la part de la droite religieuse, très influente et efficace politiquement, notamment en Floride et dans les États républicains du Sud. La LGB Alliance recense régulièrement ces attaques sur son site Web, mais les impute à « l'idéologie de genre » plutôt qu'à la droite qui les mène.

Ce genre de désolidarisation ne devrait pas surprendre quiconque s'intéresse minimalement à l'histoire du mouvement gai en Amérique du Nord. Il a été fréquent de voir les franges les plus acceptables du mouvement condamner les déviances affichées qui menaçaient leur crédibilité au regard des institutions hétéropatriarcales. L'exemple le plus choquant est sans doute l'expulsion de la militante trans Sylvia Rivera de la New York Pride en 1973, soit quatre ans après les émeutes de Stonewall auxquelles elle avait participé. Mais on peut aussi voir des exemples autour de la crise du SIDA, ou plus récemment chez Jasmin Roy et Laurent McCutcheon, alors porte-paroles pour d'importantes organisations gaies québécoises, qui s'étaient prononcés contre l'inclusion de « queer » à la fin de l'acronyme LGBT pendant les célébrations de Fierté 2016.

Résister à l'appel de la guerre culturelle

Devant cette surprenante convergence d'intérêts entre des militant·es gai·es, des féministes et l'extrême droite, il est impératif de construire promptement une riposte pour non seulement éviter un recul de nos droits, mais également empêcher l'enracinement politique de cette étrange coalition. À mon avis, il y a deux grandes stratégies qui peuvent être déployées efficacement et à court terme. L'une est rhétorique, l'autre est politique.

Changer de cassette

Ces courants progressistes-réactionnaires se popularisent aussi rapidement parce qu'ils émergent souvent à l'écart du public général, sur des plateformes relativement obscures comme Mumsnet, un forum d'entraide pour les mères, ou 4Chan dans le cas des mouvements incels ou suprémacistes blancs.

C'est donc rapidement la caractérisation plus ou moins fantasmée de « l'idéologie de genre » développée dans ces chambres d'écho qui se trouve diffusée dans l'espace public, plutôt que l'approche du genre réellement préconisée par les organisations 2SLGBTQIA+. Ainsi, alors qu'on enseigne la simple idée que le sexe, le genre et la sexualité puissent être conceptuellement distincts, on fait face à des accusations de : 1) renforcer les normes de genre (en réduisant les femmes à des stéréotypes auxquels il suffirait de se conformer pour se considérer comme telle) ; 2) endoctriner les enfants dans l'hétérosexualité en les convaincant de transitionner plutôt que d'être homosexuel·les ; 3) faire taire les filles victimes des inévitables abus sexuels commis par les garçons inclus dans les espaces féminins ; et, de façon générale, 4) faire vivre les personnes cisgenres dans la peur de se faire qualifier de transphobes si elles désapprouvent une personne trans ou leur inclusion sans condition.

Et on ne parle même pas des attaques de la droite chrétienne ou musulmane.

Devant l'effort que demande de corriger ces représentations caricaturales, il est à mon avis souhaitable de recentrer le débat vers des enjeux d'égalité, de justice et de respect de la personne. Si nous laissons de côté les considérations identitaires et théoriques pour aborder les disparités en termes de violence et d'inégalités économiques par exemple, nous révélons l'étendue des injustices que nous vivons au quotidien.

Cela ne donne pas grand-chose de répéter ad nauseam que les femmes trans sont des femmes. Le fait que les femmes trans soient, cela devrait suffire à nous conférer le droit à l'égalité et la dignité.

Changer d'angle

Sur le plan politique, il est donc nécessaire de changer d'approche, et même de revoir certaines priorités actuelles du mouvement 2SLGBTQIA+.

La question des jeunes pose un problème unique en ce sens, puisqu'il est impératif d'éviter que ceuzes-ci soient abandonné·es à la violence des institutions comme la famille ou l'école. Pour leur éviter le pire, il vaudrait mieux à mon avis résister à la tentation de défendre à tout prix l'enseignement de l'approche identitaire du genre telle qu'elle est présentement préconisée – avec son emphase sur les normes de genre et le ressenti individuel – et plutôt s'assurer de maintenir une présence communautaire dans ces institutions (par des programmes de pair·es-aidant·es, des ressources en hébergement et en santé mentale, de l'aide mutuelle, etc.). L'éducation du public cishétéro peut certainement être utile pour limiter l'exclusion et la violence, mais ça ne peut demeurer la seule approche. Il y a un·e jeune trans sur quatre dont un membre de la famille a arrêté de lui parler ; dans les ménages à faible revenu, un·e sur dix a été mis·e à la porte en raison de son identité [5]. Ces réseaux de supports fragilisés prédisposent à plus de violence et forgent les inégalités que nous constatons sur le plan des revenus et du logement, par exemple. L'investissement excessif dans la stratégie éducative a donné une visibilité disproportionnée aux membres de nos communautés sans apporter une véritable amélioration de nos conditions matérielles d'existence. Plus encore, c'est cette visibilité qui nous expose à des violences à grande échelle de la part de groupes haineux et de l'État, et autorise les violences ordinaires au quotidien.

Nous ne pouvons évidemment pas remettre la pâte à dents dans le tube, mais il est encore temps de modifier notre stratégie pour plutôt nous concentrer sur l'amélioration de nos conditions matérielles d'existence à travers un véritable mouvement de libération. En quittant la stratégie de respectabilité héritée du mouvement assimilationniste post-SIDA pour plutôt nous concentrer sur la défense de notre dignité et la résilience de nos communautés, nous contournons les critiques qui fondent plusieurs mouvements réactionnaires, en plus d'améliorer immédiatement nos vies.

Je suis d'avis que ces deux stratégies combinées permettraient de contrecarrer ces mouvements réactionnaires à court terme, au moins dans un contexte local. Il faut résister à la tentation de les combattre avec leurs propres moyens, puisque nous ne gagnerons pas la guerre culturelle, d'une part, et que nous risquerions d'effriter les solidarités intracommunautaires, d'autre part.

Il est grand temps de quitter l'abstraction réconfortante de la théorie et de faire face à la réalité.


[1] Parmi leurs conceptions fondamentales, il y a l'idée que le corps des femmes trans ne leur appartient pas et qu'elles s'« approprient » plutôt l'idée même d'être femme, ce qui constitue ni plus ni moins un viol symbolique. Voir Janice Raymond, The Transsexual Empire, Beacon Press, 1979.

[2] Toutes ces figures féministes entretiennent une relation ambiguë quant aux femmes trans – ou au travail du sexe – sans être ouvertement transphobes, [[certaines ayant pris des postures inclusives plus récemment.

[3] Pour un portrait complet de cette organisation, voir Valérie Beauchamp, « Pour les droits de quelles femmes ? », À bâbord !, no 71, octobre-novembre 2017, p. 8-9. Disponible en ligne.

[4] Les arguments de l'organisation à ce propos sont confus et parfois contradictoires, oscillant entre, d'un côté, ce qui semble être une réponse à des accusations portées contre des personnes homosexuelles par des personnes trans en ligne (« avoir une préférence génitale est transphobe », par exemple) et, de l'autre, une représentation de la transition comme une réponse à une homophobie internalisée, comme une stratégie visant à se conformer à l'hétérosexualité plutôt que d'accepter son homosexualité (l'existence de personnes trans lesbiennes, gaies ou bisexuelles est simplement ignorée pour servir l'argument).

[5] Pour les jeunes de 14 à 24 ans, selon l'étude Trans Pulse Canada. Trans PULSE Canada. Santé et bien-être chez les jeunes trans et non binaires. 26 juin 2021. En ligne : https://transpulsecanada.ca/fr/results/rapport-sante-et-bien-etre-chez-les-jeunes-trans-et-non-binaires/

Judith Lefebvre est zinester et militante transféministe.

Illustration : Alex Fatta.

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