L'innovation au service des locaux communautaires
Alors qu'on salue l'importance des organismes communautaires pour le maintien du filet social, la crise d'accès à des locaux ajoute un fardeau difficile à porter pour un réseau déjà précaire. Les intervenant·es et des directions d'organismes se demandent comment poursuivre leur mission auprès de la population quand leur propre avenir est incertain. Pour mieux surmonter cet obstacle, plusieurs regroupements communautaires et acteurs de l'économie sociale se retroussent les manches et tentent d'explorer le champ des possibles.
La pérennité des groupes communautaires est fragilisée par la difficulté de trouver des espaces convenant à leur cadre financier ou qui sont accessibles à la population desservie. Les programmes pour financer l'hébergement des organismes restent insuffisants. Ces derniers doivent donc emprunter des sentiers non balisés pour trouver des solutions à leurs besoins. Dans le sillon de l'article « Le tissu social des quartiers menacés : Protéger les locaux communautaires montréalais » paru dans le numéro 96 d'À Bâbord !, nous souhaitons ici souligner quelques initiatives intéressantes et encore peu explorées.
Une fiducie foncière en émergence dans Ahuntsic
L'aménagement de tout un secteur du quartier Ahuntsic à Montréal vise le développement de 800 à 1000 unités d'habitation, un pôle alimentaire, des commerces, des équipements publics et un centre communautaire. Il s'agit du lecteur Louvain Est, une ancienne cour de voirie qui appartient à la Ville. Le projet est porté par l'arrondissement et la Table de quartier Solidarité Ahuntsic. En plus d'être un exemple de planification qui associe municipalité et concertation locale, c'est un modèle de fiducie d'utilité sociale qui a été choisi pour servir l'intérêt social et collectif souhaité.
La fiducie d'utilité sociale (FUS) est une structure juridique de propriété et de gestion du patrimoine. Ici, c'est la Société de développement de l'Écoquartier Louvain qui est désormais le développeur du site et le gestionnaire de la fiducie. Cet OBNL collabore avec des comités de travail animés par la Table de quartier afin de déterminer les usages et les aménagements qui permettent de soutenir les orientations principales du projet, soit l'accès à l'alimentation, la transition socioécologique, l'habitation et la mobilité durable. Parmi les stratégies pour accomplir cette mission, la FUS favorise le développement de biens immobiliers hors marché grâce à la création d'un fonds local de développement. Tout promoteur communautaire ou privé qui acquiert un lot devra verser une rente annuelle à la fiducie et devra se conformer aux énoncés de la mission. Le modèle d'affaires est ainsi alimenté par les revenus dégagés grâce aux développements immobiliers. Cependant, certains freins ralentissent le projet. Par exemple, le développement des usages mixtes demeure compliqué à réaliser au sein d'une même entité. Le contexte financier et la réglementation contraignante ralentissent aussi la mise en œuvre du chantier de centre communautaire. C'est donc un dossier à suivre.
Une entente d'usufruit pour des taxes foncières allégées
Le modèle d'usufruit s'est d'abord fait connaître dans l'arrondissement montréalais du Plateau-Mont-Royal quand la machine municipale s'est mise au service de la protection et du développement d'espaces pour les artistes. En effet, en plein boom résidentiel des années 2010, les anciens lofts industriels du Mile-End furent un à un rénovés puis convertis en espaces commerciaux. Les conditions locatives n'étaient plus accueillantes pour de nombreux artistes, alors évincé·es. Les citoyen·nes, appuyé·es par l'arrondissement, se sont mobilisé·es pour freiner l'exode de ces artistes à la recherche d'ateliers, protéger leurs pôles d'emplois et préserver cette vitalité culturelle. C'est par l'entente d'usufruit que cela a été possible. Comme la plupart des autres bâtiments compris dans ce secteur, les anciens bâtiments industriels auraient probablement accueilli des entreprises du numérique bien plus en moyens de payer les nouveaux loyers. Mais dans le cas où une communauté souhaite maintenir ou développer des activités à but non lucratif dans certains bâtiments privés et ralentir la surenchère des loyers non résidentiels locatifs, l'entente d'usufruit se révèle être un outil juridique efficace.
L'ouverture d'un centre communautaire dans le quartier Centre-Sud, au 2240 rue Fullum à Montréal, en est un autre exemple. Cet immeuble de 25 000 pieds carrés qui appartenait à la communauté des frères du Sacré-Cœur et hébergeait quelques organismes communautaires avait été racheté par des intérêts privés. Grâce à l'intervention des élu·es municipaux qui en ont protégé la vocation et avec l'appui du milieu, les organismes du quartier ont négocié une convention d'usufruit avec les nouveaux propriétaires. Depuis septembre 2023, après un an de pourparlers, la totalité de l'immeuble est désormais à la disposition d'organismes.
Les avantages de la convention d'usufruit sont doubles. Contrairement aux baux commerciaux dont les termes sont généralement de 5 ans, avec des variations de prix impossibles à prévoir d'un terme à un autre, les usufruits sont habituellement de plus longue durée. Dans le cas du centre communautaire de la rue Fullum, il s'agit d'un terme de 15 ans renouvelable. En plus de permettre une stabilité matérielle aux équipes de travail et à la population desservie, la plus longue durée du terme permet d'anticiper et de contrôler l'augmentation des coûts du projet sur le temps long. L'usufruit permet aussi aux organismes hébergés d'être admissibles à des exemptions de taxes foncières. Sans ce contrat qui reconnaît certains droits de propriété à l'usufruitier, les organismes situés dans tout projet immobilier dont le propriétaire est privé ne sont pas admissibles à cet allègement fiscal. L'exemption représente un rabais d'environ 80 % de la facture initiale pour les organismes montréalais admissibles.
La négociation pour s'entendre sur les termes de l'usufruit et la démarche d'exemption comprennent des particularités juridiques pour lesquelles l'accompagnement d'avocat·es en droit immobilier est indispensable. La facture salée qui en découle reste un obstacle important. En plus d'être onéreuse, la phase de préparation du projet demande un engagement intense de la part des organismes. Par chance, les organismes occupants, la Table de quartier et des ressources humaines du CIUSSS ont appuyé la démarche. Cela a permis de réunir les bras et les têtes nécessaires pour animer les étapes de développement. La pérennité de ce projet va dépendre de l'implication des membres qui seront appelé·es à être vigilant·es pour s'assurer que les décisions restent cohérentes avec la mission d'offrir des loyers abordables tout en effectuant les réparations et l'entretien requis sur ce bâtiment centenaire. Les réflexes de gestion collective demandent encore à être aiguisés.
Tout comme les ateliers d'artistes du Mile-End, les activités communautaires sont largement menacées quand l'offre de locaux non résidentiels devient rare. L'usufruit est un outil juridique intéressant qui permet aux organismes de réduire certaines charges fiscales et apporte une stabilité que les baux commerciaux privés ne procurent pas. Le maintien des activités à but non lucratif doit également être porté par les arrondissements, ces derniers pouvant modifier ou protéger le zonage, c'est-à-dire les fonctions attribuées à tout bâtiment sur son territoire. Leur rôle a été déterminant pour le maintien des activités communautaires pour le bâtiment du Centre-Sud ainsi que les deux pôles artistiques du Mile-End.
La pierre angulaire
Les modèles de la fiducie d'utilité sociale ou de l'entente d'usufruit sont intéressants et méritent d'être davantage déployés. Toutefois, les mécanismes de mise en œuvre que sont les programmes de financement et l'accompagnement technique et stratégique doivent être au rendez-vous. Les investissements en temps et en argent de la part d'organismes communautaires engagés dans ce genre de projet sont exponentiels. Les risques inhérents à tout projet immobilier sont également difficiles à évaluer pour des organismes qui tentent simplement de veiller à une certaine stabilité à leur mission. Par ailleurs, ces situations génèrent une pression sur des équipes déjà fragiles en raison de l'appauvrissement de la population et des difficultés de rétention du personnel. Les organismes communautaires peuvent bien innover, créer, sortir des sentiers battus ou mutualiser, mais sans les ressources adéquates, leurs efforts sont vains.
Gessica Gropp est chargée de projet pour les locaux communautaires à la Coalition montréalaise des Tables de quartier.
Photo :Centre communautaire de la rue Fullum à Montréal (Audrée T. Lafontaine).
Note. Le terme usufruit réfère au droit de jouissance d'un bien dont une personne détient la propriété par une autre personne (morale ou physique). L'usufruitier s'engage à conserver l'intégrité du bien tout en l'utilisant (usus) et en profitant des fruits (fructus). Une entente d'usufruit désigne un arrangement juridique notarié qui peut concerner un bien immobilier, une entreprise ou un portefeuille d'investissements.