Nous avons interrogé sept personnes travaillant dans des milieux autogérés pour documenter leurs expériences dans ce mode de fonctionnement. Tous et toutes sont issu·es du communautaire, l'un des milieux de travail comptant le plus d'expériences en autogestion au Québec. Pendant les entrevues, il a été marquant de réaliser la similitude des discours que les personnes portent sur leurs expériences d'autogestion en milieu de travail. Il se dégage de ce processus que malgré les différences dans les façons d'appliquer les principes autogestionnaires, les constats qui en ressortent pour les travailleurs et travailleuses sont en tous points semblables.
Pour l'ensemble des personnes interrogées, le principal avantage de l'autogestion est le plus grand contrôle sur ses conditions de travail comparativement aux structures hiérarchiques. Puisque tous et toutes sont amené·es à se prononcer sur l'ensemble des facettes du milieu, chaque élément qui compose le fonctionnement de l'organisme est compris et intégré. « Même si c'est “quelqu'un” qui me donne des tâches dans le sens que c'est le collectif qui me donne des tâches, quand c'est mon équipe qui me donne des tâches, ben je les comprends et je comprends pourquoi il faut les faire et pourquoi c'est moi qui dois les faire. Les tâches, elles ont du sens parce que je les ai analysées et je les ai acceptées. » Ainsi, l'autogestion permet de produire un sens collectif puisque chaque personne participe à l'ensemble des processus décisionnels. Un travailleur nous donnait l'exemple d'une discussion en équipe pour se doter de balises claires encadrant le travail à distance. Dans ce cas, que l'ensemble des personnes participent à la discussion « […] est un avantage parce que même la personne qui fait du télétravail décide aussi des paramètres à mettre en place. » Cela revient donc à avoir un pouvoir réel et concret sur la réalisation des tâches et sur la structuration des services dans l'organisme. De plus, c'est à l'équipe que revient la responsabilité de produire un contrat de travail qui respecte les limites financières de l'organisme. Lorsque les salaires ne sont pas imposés par un·e supérieur·e, mais discutés collectivement, les choix à faire pour la santé financière de l'organisme apparaissent légitimes.
Pour les travailleurs et les travailleuses, le fonctionnement en autogestion entraîne aussi un fort sentiment de liberté, une plus grande ouverture à leurs idées ainsi qu'une reconnaissance concrète de leur apport à l'organisme. De plus, la prise en charge collective du bien-être des travailleurs et travailleuses crée des relations différentes dans l'équipe de travail où l'entraide prend une place centrale. Tous et toutes dans l'équipe de travail sont responsables de l'équilibre entre ses besoins individuels et ceux des autres. De plus, le fait que tous et toutes participent aux mêmes tâches et ont exactement les mêmes conditions de travail entraîne une présomption d'égalité qui renforce ce sentiment de camaraderie.
« RH » : le défi de l'autogestion
Cette égalité entre toutes les personnes composant l'équipe de travail représente toutefois un idéal plutôt qu'une réalité concrète, puisque l'émergence de relations de pouvoir informelles ne peut être complètement évitée, malgré des mécanismes propres à en limiter les effets négatifs. Ce pouvoir a été défini en entrevue comme la différence entre les individus dans leur capacité à influencer les directions prises par l'organisme. Pour dépasser cela, il est primordial que les mécanismes de prises de décisions soient clairs et appliqués rigoureusement pour assurer cette présomption d'égalité. Pour qu'un organisme fonctionne de façon efficiente en autogestion, l'ensemble des membres de l'équipe de travail doivent partager la même compréhension de quelle instance a la responsabilité de quelle décision. Par ailleurs, avoir des structures décisionnelles claires n'est pas garant d'une atténuation des relations de pouvoir lorsqu'il faut les vivre au quotidien. Bien souvent, les mécanismes ont été réfléchis et explicités par écrit dans des documents, mais les équipes de travail doivent constamment rester alertes pour faire vivre ces façons de prendre des décisions collectives : « L'application dans le quotidien de ce que ça veut dire vraiment, ça peut être plus complexe. On peut théoriquement transmettre les structures, les valeurs, les fonctionnements, mais après ça, devant une situation, concrètement, à qui je demande, à quelle instance j'adresse la situation ou la difficulté ? Ce n'est pas juste théorique, des structures, elles se vivent. » Le défi de signaler les difficultés à l'instance appropriée peut causer des tensions dans les équipes de travail.
La façon de composer avec ces tensions dépend des structures mises en place, mais demeure un des principaux défis de l'autogestion, particulièrement en ce qui concerne la capacité à porter un regard critique sur le travail effectué par ses pair·es et à en discuter ouvertement en équipe. Dans les structures autogérées, il n'existe pas de poste dont c'est la responsabilité officielle de surveiller la façon dont est réalisé le travail. Cette responsabilité est partagée par chacune des personnes qui composent l'équipe de travail et doit être appliquée avec rigueur pour le bon fonctionnement de l'organisme. Cela est vu comme une difficulté particulière à l'autogestion, principalement à cause de la présomption d'égalité entre les membres de l'équipe. Les personnes interrogées nomment ne pas vouloir endosser ce rôle de discipline associé à une coordination générale, bien que tous et toutes s'entendent pour reconnaître que la surveillance de l'exécution des tâches est essentielle au bon fonctionnement de l'organisme. Le défi est donc de savoir quand, où et comment adresser les tensions qui résultent de l'exécution des tâches. Quand ces mécanismes existent et qu'ils sont opérationnels, il est de la responsabilité des individus de nommer explicitement ce qui pose problème. Cela demande donc aux travailleurs et travailleuses de grandes compétences en communication, particulièrement la capacité à émettre des critiques constructives et à en recevoir. Par contre, si ces mécanismes sont absents du milieu de travail ou s'ils ne sont pas utilisés correctement, il est de la responsabilité de l'organisme de trouver des façons d'intégrer la gestion de l'exécution des tâches dans son fonctionnement.
Mise en commun des expériences
Il nous apparaît que peu d'outils concrets sont partagés par les milieux pour pallier les difficultés qu'entraîne l'autogestion en milieu de travail. Il n'existe pas de lieu pour comparer les expériences d'autogestion avec d'autres qui fonctionnent de la même façon, en ce qui a trait au milieu communautaire à tout le moins. Dès lors, les défis vécus apparaissent comme propres au milieu et non comme des défis communs partagés par l'ensemble des personnes. Il y a donc un besoin au Québec de se regrouper entre organismes qui fonctionnent en autogestion pour réfléchir collectivement aux défis posés par ce type de gestion.