L'anti-wokisme et ses intellectuel·les : le cas de Nathalie Heinich


Parmi les cautions intellectuelles de l'anti-wokisme, on retrouve la sociologue française Nathalie Heinich. On se réclame de son autorité intellectuelle jusque dans les pages du Journal de Montréal. Ses prises de position méritent pourtant d'être replacées dans leur véritable contexte d'énonciation.
Les wokes peuplent les pages de l'actualité québécoise depuis bientôt trois longues années. C'est autour ou à partir de ce qu'on a appelé « l'affaire Lieutenant-Duval » que s'est essentiellement construit, au Québec, le récit de la « menace woke ». Depuis, des dizaines de tribunes lâchées dans l'écosystème médiatique québécois alertent la population du « nouveau péril » que représente « l'idéologie woke ».
À en croire les formules qui se retrouvent en quatrième de couverture, sur le bandeau ou dans le titre de livres publiés récemment, « l'effrayant » mouvement woke, ou wokisme, quoique d'importation récente au Québec, mais aussi en France, ne cesserait d'étendre son emprise, en particulier à l'université et dans le monde culturel [1].
La recette qui nous est proposée est connue : un mot piégé, l'appréhension d'une menace, une hostilité envers les personnes censées l'incarner, etc. Ce qui frappe se trouve toutefois ailleurs. Ressaisie à partir d'une perspective québécoise, l'industrie des idées réactionnaires s'apparente à une forme de commerce triangulaire États-Unis – France – Québec. Pour qui veut se joindre à cette industrie qui mise sur l'import-export et qui a le vent en poupe, il paraît tout indiqué d'adopter une stratégie de positionnement bien connue des spécialistes en marketing : la recherche d'un avantage distinctif permettant d'être concurrentiel sur le marché des idées.
Les « vrais chercheurs » et les autres
Comment se distinguer des chroniqueurs-chasseurs qui sévissent dans nos écosystèmes médiatiques et qui font de la chasse aux wokes un sujet de prédilection ? En faisant paraître l'ouvrage Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Nathalie Heinich nous partage sa propre réponse à cette question.
Il se pourrait qu'une partie du grand public québécois ne la découvre qu'à cette occasion, malgré une abondante production intellectuelle. Au cours de la dernière année et demie, son nom apparaît en effet à quelques reprises dans les pages du Journal de Montréal. Dans au moins une chronique et trois billets de blogue de Joseph Facal, elle sert de caution intellectuelle de l'anti-wokisme.
Heinich a également été reçue en entrevue à la première chaîne de Radio-Canada pour discuter de son livre le plus récent dans lequel elle plaide en faveur d'une gauche anti-wokes. Présentée comme une spécialiste de la sociologie des professions artistiques et des pratiques culturelles, elle n'hésite pas, en cours d'entrevue, à insister sur son appartenance au monde universitaire et à rappeler qu'elle est sociologue. C'est donc parée de l'autorité que lui confère son titre qu'elle prétend s'exprimer.
Selon Heinich, les « vrais chercheurs » (à commencer par elle-même, comprend-on) se distinguent d'une catégorie de chercheur·es qu'elle qualifie « d'académo-militants » (c'est-à-dire les universitaires « wokes ») puisqu'ils se conduiraient comme des militant·es à l'intérieur du monde académique. D'un côté : recherche de la vérité, rationalité scientifique et visée maximum d'objectivité. De l'autre : quête d'un monde meilleur, mépris de la rationalité scientifique au profit de l'idéologie et confusion entre arène scientifique et arène politique.
De gauche, Nathalie Heinich ?
Invitée à parler de sa posture intellectuelle, Heinich affirme que l'on peut être de gauche et anti-wokes. C'est aussi en tant que sociologue « clairement de gauche » que l'animatrice de la première chaîne de Radio-Canada, Evelyne Charuest, lui demande de répondre à ses questions.
L'itinéraire d'Heinich est pourtant marqué, au fil des ans, par de multiples prises de position acerbes dans le débat public français, aux antipodes de l'image qu'elle cherche à présenter d'elle-même, soit celle d'une scientifique engagée dans la seule recherche de la vérité. Bien qu'elle déclare sa posture comme étant résolument analytique (elle emploie ainsi le conditionnel pour le titre de son livre et ajoute un point d'interrogation décoratif à la fin de celui-ci), la sociologue trempe continuellement sa plume dans le venin.
Des exemples ? Elle écrit, au sujet du port du burkini, qu'il « relève de l'expression d'une opinion délictueuse, puisqu'il s'agit d'une incitation à la discrimination sexiste, qui en outre banalise l'idéologie au nom de laquelle on nous fait la guerre ». Dans un texte où elle s'oppose à l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la gestation pour autrui (GPA), elle qualifie à neuf reprises de perverse la démarche des couples gais et lesbiens – ses mots exacts seront, entre autres, « perversion de l'idéal républicain » et « dispositif pervers ».
Impliquée depuis des années dans les guerres culturelles fomentées par la droite réactionnaire, elle fut, sans surprise, l'une des premières signataires d'une tribune parue dans Le Monde en août 2020 visant à alerter l'opinion publique sur les dérives islamistes et la prétendue persistance d'un déni sur la question.
Elle répondait ainsi positivement à l'appel du pied de Jean-Michel Blanquer, alors ministre dans le gouvernement d'Emmanuel Macron, qui avait déclaré que « l'islamogauchisme fait des ravages », que ce sont des « idées qui souvent viennent d'ailleurs » et que « [l]e poisson pourrit par la tête », ajoutant que l'on trouvait, au sein même des universités françaises, des « complices » de l'assassinat de l'enseignant Samuel Paty.
Une sociologue en perte de crédibilité
Si Heinich n'hésite pas à décrier les méthodes wokes, qu'elle juge « antidémocratiques », c'est au nom de valeurs morales abstraites toutes plus ou moins rattachées à une conception républicaine et universaliste de l'identité et de
la citoyenneté, revendiquée comme typiquement française. Le tort des wokes, asséné, mais jamais démontré, serait ainsi d'enfermer l'identité de chaque individu dans une appartenance communautaire dont nul ne pourrait plus sortir.
Ses positions relèvent pourtant d'une forme motivée de scientisme, puisqu'elles ne prennent pas racine dans le simple attachement à la production et à la transmission de « savoirs objectifs », comme elle l'affirme, mais se situent plutôt sur le terrain des stratégies de la droite conservatrice et réactionnaire. Selon les mots du philosophe Ruwen Ogien, il s'agit d'une position où l'on « brandit des valeurs abstraites que personne ne peut rejeter pour mettre en pièces les droits concrets de personnes concrètes » [2].
Qu'il s'agisse de refuser aux personnes homosexuelles le droit de se marier au nom de la valeur « famille », ou le droit de grève au nom de la valeur « travail », des stratégies de ce type ne sont pas inédites dans l'histoire de la France ou du Québec ; dont on trouve des précédents historiques peu glorieux, notamment en pleine période duplessiste.
Heinich a beau recourir dans les faits au langage paternaliste des valeurs morales, elle tente néanmoins de faire valoir l'autorité intellectuelle que lui confère son double titre de sociologue et directrice de recherche au CNRS. Dans une tribune publiée dans Le Monde, elle s'attribue ainsi une expertise dans l'analyse « des prises d'opinion », laquelle lui permettrait, selon elle, de pointer quelques arguments non valides dans le débat sur le « mariage pour tous » [3].
Les positions qu'elle a prises dans le débat public français au fil des années ne cessent de miner sa crédibilité intellectuelle. En raison des jugements à l'emporte-pièce dont elle s'est fait une spécialité, Heinich suscite aujourd'hui la gêne parmi ses collègues sociologues. Dans l'Hexagone même, son étoile a beaucoup pâli au cours des dix ou quinze dernières années.
Contrairement aux prétentions du chroniqueur Joseph Facal et de l'animatrice Evelyne Charuest, Heinich n'est ni une autorité intellectuelle au-dessus de tout soupçon ni une sociologue « clairement de gauche ». Son plaidoyer en faveur d'une gauche anti-wokes mérite dès lors d'être replacé dans son véritable contexte d'énonciation. S'y déploie en effet tout l'arsenal habituel des techniques de domination visant à un retour de l'ordre antérieur des choses au nom de la vieille hantise de l'égalité.
[1] Notamment : Nathalie Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Albin Michel, 2023, 180 p.
[2] Ruwen Ogien, L'État nous rend-il meilleurs ?, Éditions Gallimard, 2013, p. 256.
[3] Nathalie Heinich, « Mariage gay : halte aux sophismes », Le Monde, 29 janvier 2013. En ligne : www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/29/mariage-gay-halte-aux-sophismes_1823018_3232.html.
Photo : Michael Coghlan (CC BY-NC 2.0)