
En Amérique du Nord, plusieurs femmes blanches de la première vague du féminisme ont perverti les idéaux de cette lutte au détriment de femmes autochtones, racisées et/ou en situation de handicap.
Elles sont présentées par le Musée canadien pour les droits de la personne comme étant « [c]inq femmes que tout le monde au Canada devrait connaître. » Le Gouvernement du Canada insiste sur l'importance de rendre « hommage à [leur] bravoure et à [leur] détermination ». Ces « Cinq femmes célèbres » sont Emily Murphy, Henrietta Muir Edwards, Nellie McClung, Louise McKinney et Irene Parlby. Elles sont, tour à tour, militantes féministes, écrivaines, journalistes et politiciennes, et ont principalement œuvré en Alberta.
Les Célèbres cinq sont les figures les plus (re)connues de la « première vague » du mouvement féministe canadien. En Amérique du Nord, cette « vague », que l'on situe vers le milieu du 19e siècle jusqu'au début du 20e siècle, est caractérisée par une préoccupation prépondérante pour la question du suffrage, d'où l'appellation « suffragettes » pour qualifier celles qui luttaient pour le droit de vote des femmes. En outre, des enjeux tels que la participation politique des femmes, le divorce ou encore le droit de propriété des femmes mariées sont d'autres objets de luttes étant mis en lumière lorsque l'on traite de cette partie de l'histoire du mouvement féministe.
L'Affaire Personne
Ces cinq femmes célèbres sont associées à ce qu'on appelle dorénavant « l'Affaire Personne », qui est commémorée tous les 18 octobre. Depuis 1992, le mois d'octobre est d'ailleurs officiellement le Mois de l'Histoire des femmes au Canada.
Avant le 18 octobre 1929, les femmes n'étaient pas considérées comme des personnes au sens de la loi. Par ricochet, cette disposition brimait de manière implicite et concrète leur possibilité de participer à la vie politique et publique du pays, car elles étaient de facto jugées non « qualifiées » pour le faire. Indignées – à juste titre – par cette forme de discrimination légalisée, les Célèbres cinq se mobilisent et décident de contester l'article 24 de la Loi de 1867 sur l'Amérique du Nord britannique dès 1927. Elles essuient un premier revers de la Cour suprême qu'elles décident de porter en appel au Comité judiciaire du conseil privé britannique, à Londres.
Le 18 octobre 1929, elles obtiennent gain de cause devant ce qui était le plus haut tribunal d'appel au Canada de l'époque. Lord Sankey, le grand chancelier de Grande-Bretagne, accompagne alors sa décision de la déclaration suivante : « [l]'exclusion des femmes de toute responsabilité publique est une relique d'un temps barbare. […] [C]elles et ceux qui se demandent pourquoi le mot « personne » devrait inclure les femmes, la réponse évidente est : pourquoi pas ? »
Depuis la victoire des Célèbres cinq, on emploie l'expression « arbre vivant » en droit constitutionnel, en référence aux propos de Lord Sankey, pour illustrer la nécessité des lois de changer et de s'adapter à l'évolution de la société plutôt que de demeurer prisonnières du passé. Pour ce faire, elles doivent être interprétées de façon « large et libérale » en s'arrimant à la progression des mœurs et des mentalités.
Les paradoxes du mouvement féministe
Mais si les Célèbres cinq sont érigées au statut d'héroïnes nationales, plusieurs d'entre elles avaient une part d'ombre qui illustre fort bien les contradictions persistantes du mouvement féministe majoritaire. La politologue Caroline Jacquet rappelle ainsi dans le média progressiste Ricochet (aujourd'hui Pivot) [1] « l'omission », voire « l'oubli » quasi systématique de la mention du militantisme eugéniste de la majorité des Célèbres cinq.
Leur combat a consciemment exclu les femmes racisées et autochtones ainsi que les femmes en situation de handicap, perçues, à tort, comme une menace à la « pureté de la nation ». Pour Caroline Jacquet, les nombreux travaux – militants et académiques – exposant ces paradoxes devraient nous enjoindre à « déboulonner les Célèbres cinq de leur piédestal ». En effet, il est faux de croire que ces femmes se sont battues pour toutes, et je doute fortement qu'elles se seraient battues pour les femmes comme moi. Ne pas y faire référence n'est pas une « omission » ou un « oubli », mais un choix politique qui évacue toute la complexité de celles qui sont perçues comme ayant marqué la FEMstory [2].
En effet, le mouvement féministe canadien a souvent marché main dans la main avec des mouvances eugénistes et ouvertement racistes. On pourrait croire que cela n'est que par « maladresse », par « méconnaissance » ou le « reflet de cette époque ». Pourtant, ces pratiques problématiques étaient déjà contestées en leur temps et continuent de l'être aujourd'hui. Rappelons que ce n'est qu'en 1972 que la province de l'Alberta a abrogé le Sexual Sterilization Act, qui autorisait la stérilisation des personnes handicapées afin d'éviter la transmission de traits jugés indésirables. Irene Parlby s'est d'ailleurs positionnée en faveur de lois de ce type [3]. Or, comme je l'expliquais dans ma dernière chronique [4], des femmes autochtones, racisées et noires continuent de subir des stérilisations forcées, sans leur consentement, un peu partout au pays, et se mobilisent encore à ce sujet.
L'universalité des droits humains
Bien que l'on puisse évidemment remettre en question la formulation de son titre, la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui fête ses 75 ans cette année, stipule à l'article premier que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Ceci invite les luttes féministes à demeurer un « arbre vivant », capables de jeter un regard critique sur leur passé et leurs angles morts persistants.
En somme, pour paraphraser les mots de Lord Sankey : l'exclusion des femmes autochtones, noires, racisées et en situation de handicap de l'histoire du mouvement féministe au Canada ainsi que de toute responsabilité publique est une relique d'un temps barbare. Si des féministes blanches se demandent pourquoi ce mouvement devrait inclure toutes les femmes, ma réponse est évidente : pourquoi pas ?
POUR ALLER PLUS LOIN
Selon l'Encyclopédie canadienne, l'eugénisme est « un ensemble de croyances et de pratiques visant à améliorer la population humaine en contrôlant la reproduction. Il comprend deux aspects : l'eugénisme “ négatif ” qui vise à décourager ou limiter la procréation des personnes possédant des gènes ou autres caractéristiques jugées indésirables, et l'eugénisme “ positif ”, qui vise à encourager celle des gens possédant des gènes ou autres caractéristiques recherchés. Au début du 20e siècle, plusieurs Canadiens, y compris des professionnels de la médecine, des hommes politiques et des féministes, ont appuyé le mouvement eugéniste. »
[1] Caroline Jacquet, « Journée de l'affaire “ personne ” - Commémorer quelle histoire féministe ? : Retour sur quelques-unes de “ nos héroïnes ” ». En ligne : ricochet.media/fr/1471/commemorer-quelle-histoire-feministe
[2] Expression employée en réplique à HISstory pour mettre en lumière la contribution des femmes à l'Histoire.
[3] The Canadian Encyclopedia, « Irene Parlby ».En ligne : www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/mary-irene-parlby
[4] Kharoll-Ann Souffrant, « Violences obstétricales et gynécologiques : Se faire voler sa fertilité », À Bâbord !, no 97, 2023, p.29
Illustration : Elisabeth Doyon